Retour imposé en présentiel : le cas Ubisoft et l'encadrement juridique du télétravail
Le retour imposé en présentiel chez Ubisoft, après une période prolongée de télétravail, soulève des questions sur l'encadrement juridique du télétravail en France. Selon la loi, le télétravail doit être volontaire et résulter d’un accord entre l’employeur et le salarié, sauf circonstances exceptionnelles (pandémie, crise).
CSE
10/19/20246 min lire
Retour imposé en présentiel : le cas Ubisoft et l'encadrement juridique du télétravail
L'essentiel
Récemment, les studios français d’Ubisoft ont été secoués par un appel à la grève de 3 jours dans les bureaux de Paris, Lyon, Montpellier et Annecy. Le mardi 15 octobre 2024, plus de 700 salariés sur les 4 000 employés en France ont participé à cette mobilisation, selon le Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV). Ce mouvement faisait suite à la décision de la direction d'Ubisoft, prise mi-septembre, d’imposer au moins trois jours de présence par semaine au bureau. Problème : de nombreux salariés avaient été initialement embauchés en télétravail à 100 %, et ce changement unilatéral a déclenché des contestations.
Cette situation soulève une question fondamentale : un employeur peut-il imposer à ses salariés un retour partiel en présentiel alors que leur contrat de travail prévoit du télétravail à 100 % ?
Le cadre légal du télétravail
Le télétravail, initialement perçu comme une mesure d'exception, a pris une importance croissante dans l'organisation des entreprises, en particulier depuis la pandémie de Covid-19. Le télétravail est encadré par l’article L.1222-9 du Code du travail, qui prévoit que le recours au télétravail doit faire l’objet d’un accord entre l’employeur et le salarié. Lorsqu’il est formalisé dans le contrat de travail ou dans un avenant, le télétravail devient une modalité d'exécution contractuelle.
En conséquence, toute modification des conditions de travail — comme le passage de 100 % de télétravail à un mode hybride — constitue potentiellement une modification du contrat de travail. Si l’accord initial prévoyait explicitement du télétravail à plein temps, l’employeur ne peut pas imposer unilatéralement un retour en présentiel sans l’accord du salarié.
Modification du contrat de travail : ce que dit la jurisprudence
La jurisprudence confirme que le lieu de travail est un élément essentiel du contrat. Par exemple, la Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 3 juin 2003 (n° 01-43.880) que la modification du lieu d’exécution du travail nécessite l'accord du salarié, hormis clause de mobilité, car il s'agit d'un aspect fondamental du contrat de travail. Dans le cas d'Ubisoft, l'employeur devrait donc recueillir l'accord des salariés ayant été embauchés pour un poste en télétravail avant de procéder à cette modification.
Un autre arrêt, daté du 25 juin 2003 (n° 01-40.376), renvoit à ce même principe. Toute modification unilatérale de cet élément, sans accord du salarié, est considérée comme une modification du contrat, et non comme une simple modification des conditions de travail. En conséquence, un licenciement pour refus de mutation, dans ce contexte, peut être jugé abusif et donner lieu à des sanctions contre l'employeur.
MERCI
La notion de télétravail et de contrat non modifiable
Les employeurs peuvent encadrer le télétravail via des accords collectifs ou des chartes internes, mais ces instruments ne peuvent en aucun cas modifier un contrat individuel déjà en place sans l’accord du salarié.
De plus, la Chambre sociale a jugé, dans un arrêt du 10 juillet 1996 (n° 94-43.409), que même dans le cadre d'une réorganisation générale, l'employeur ne peut pas imposer unilatéralement des modifications substantielles des conditions de travail ou des éléments essentiels du contrat de travail, tels que :
Le lieu de travail.
Les horaires de travail.
La rémunération.
La Cour a précisé que toute modification d'un élément essentiel du contrat de travail nécessite l'accord exprès du salarié. Si un salarié refuse une modification portant sur un élément essentiel du contrat, son refus n'est pas fautif. Le licenciement prononcé pour ce motif peut être requalifié en licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Pour Ubisoft, cela signifie que le retour en présentiel doit être soumis à l'accord des salariés. A défaut d'accord du salarié, celui-ci ne pourrait être licencié du fait même de ce refus.
Les conséquences juridiques d’un refus de télétravail
Un licenciement motivé par le refus d’un salarié de revenir en présentiel alors que son contrat prévoit du télétravail pourrait être jugé sans cause réelle et sérieuse. Pour autant, si Ubisoft justifie cette réorganisation par des difficultés économiques, alors le refus du salarié pourrait donner suite à un licenciement pour raison économique.
La Cour d’Appel de Lyon a rendu une décision (arrêt du 10 septembre 2021 n°18/08845) mettant en avant l'irréversibilité du télétravail, dès lors celui-ci est prévu dans le contrat de travail sans prévoir de condition de retour au présentiel, c'est-à-dire sans clause de réversibilité. Ainsi, si Ubisoft venait à licencier des salariés pour leur refus de revenir en présentiel, ces licenciements pourraient être contestés devant les tribunaux.
Néanmoins, si le télétravail est prévu par accord d'entreprise ou par charte, l'employeur peut revenir sur sa décision, sans nécessité d'obtenir l'accord des salariés. On parle alors de révision ou de dénonciation de la charte ou de l'accord collectif. Ces accords prévoient généralement une clause de retour en présentiel.
Conclusion :
La situation d’Ubisoft illustre un enjeu d'actualité post pandémie : la reconnaissance juridique du télétravail comme un mode d’organisation pérenne. Bien que l’employeur puisse chercher à adapter les conditions de travail pour des raisons d’efficacité ou de cohésion, il ne peut le faire au mépris des accords individuels ou des libertés fondamentales des salariés.
Ainsi, si Ubisoft persiste à imposer un retour en présentiel sans négociation, l'entreprise pourrait se retrouver exposée à de nombreux litiges, où les salariés auraient des arguments solides pour contester ces décisions.
Le droit à la vie privée et la liberté d'expression
Au-delà des questions contractuelles, le respect de la vie privée doit être rappelé. Dans l'arrêt historique « Nikon » du 2 octobre 2001 (n° 99-42.942), la Cour de cassation a consacré le droit au respect de la vie privée des salariés, selon lequel :
Le salarié a droit au respect de sa vie privée sur son lieu de travail, y compris en ce qui concerne l'utilisation de l'ordinateur mis à disposition par l'employeur.
Le fait que les outils de travail, comme un ordinateur, appartiennent à l'employeur ne justifie pas une atteinte au droit au respect de la vie privée.
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